Entrevue avec Sacha Poitras

Sacha Poitras, pourrais-tu te présenter, ainsi que la maison d’édition dont tu es le porte-parole au Québec, en quelques lignes, pour nos lecteurs?

Le Nègre Éditeur est une maison d'édition qui vise à faire connaître de nouveaux auteurs. Nous sommes ouverts à tous les genres et à tous les styles: seule importe pour nous la beauté de l'écriture. Nous sommes présents au Québec, en Europe et en Afrique. Nous faisons des actions concrètes afin de rejoindre des auteurs de diverses cultures. Des membres du Nègre Éditeur partiront bientôt en Afrique afin d'établir un réseau de distribution pour nos livres et de rencontrer des auteurs africains. Simon Auclair, auteur publié par le Nègre Éditeur, est l'un des lauréats du prix du jeune écrivain francophone (PJEF). Lors de la remise du prix, qui se déroulera en Octobre à Toulouse, Simon Auclair parlera du Nègre Éditeur aux autres lauréats de ce prix.
Quant à moi, je suis le représentant québécois de la maison d’édition et je dirige la collection «La troisième rive». En tant que représentant québécois, je distribue les livres publiés par l’entreprise au Québec et je contacte les auteurs qui vivent ici. «La troisième rive» s'apparente à la collection «L'imaginaire» de Gallimard: les écrits qui y sont publiés témoignent d'une vision originale du monde et de la création littéraire. Le Nègre Éditeur a un blogue: http://lenegreediteur.blogspot.com

Quels sont les buts et les motivations qui ont mené à la création de la maison d'édition? Y a-t-il eu un élément déclencheur? Qu'est-ce qui fait qu'on décide, un jour, de faire face à des géants du marché comme Gallimard ou à une myriade de petits éditeurs qui se disputent un marché somme toute limité? La passion joue sûrement un rôle, mais quoi d'autres aussi?

La création du Nègre Éditeur découle d’un amour immodéré de la littérature, mais également d’un constat très critique envers l’état actuel de l’édition et du rapport à l’altérité. Le scandale marchand, le vedettariat et la collusion entre les grands éditeurs et les organismes culturels (dont ceux qui remettent les prix) dominent le monde soi-disant littéraire. Cela laisse peu de place à l’apport de nouvelles voix singulières. De plus, le rapport à l’Autre s’avère écartelé entre deux extrêmes caricaturaux :1) des modes anémiques lancées par une coterie médiatique qui se veut branchée, mais qui ne prend pas la peine de se brancher sur autre chose qu’elle-même, 2) un folklore poussif, à bout de souffle, maintenu artificiellement en vie. «Les enfants d’une nouvelle Amérique ont le Nil pour Eros». Ce vers de Paap Macodou, membre fondateur du Nègre Éditeur et écrivain, diffère radicalement du rapport prédominant à l’altérité qui s’apparente à une éternelle Expo 67.
L’aventure du Nègre Éditeur ne constitue pas une poursuite effrénée de l’étrange(r), mais un espace littéraire ouvert sur notre intime étranger. Nous distribuons nos livres au Québec, en Afrique et en Europe. Cette présence sur trois continents implique des responsabilités supplémentaires. Bien que nous soyons une jeune maison d’édition, nous avons des responsables dans tous les pays où nous distribuons nos livres. Nous faisons de fréquents séjours en Afrique afin d’être en contact avec les forces vives de la création littéraire de ce continent. Nous n’adoptons pas une attitude passive envers la recherche de textes marquants et la distribution de nos livres. Dans notre conception de l’édition, la publication d’un livre constitue le début et non la fin d’un processus.

Pourrais-tu préciser ce que tu entends par «un folklore poussif, à bout de souffle, maintenu artificiellement en vie » ? Cette expression, à travers laquelle je reconnais, en souriant, ton humour incisif (« une éternelle Expo 67 »), reflète-t-elle une opinion fondée sur un constat plutôt esthétique, sociologique ou politique?

La littérature est une chose trop sérieuse pour être confiée aux littérateurs. Pour plusieurs bien-pensants, l’écrivain contemporain doit adhérer à un programme exotico-humanitaire avant de se pencher sur une quelconque altérité. Il se penche alors au chevet de l’Autre, tout à fait aveugle à sa beauté, son scandale et son évolution. La création fait place à la revendication. Il s’agit d’un amalgame maladroit entre l’esthétique et le politique. La francophonie littéraire se comporte comme un espace assiégé : le dogmatisme et son corollaire inévitable, le rappel à l’ordre, y dominent. Plusieurs écrivains exigent une littérature-monde, mais ils s’empressent de la codifier. Trouveront-ils un corset assez grand pour contenir le monde? À titre d’exemple, le métissage est devenu un mot d’ordre et non une réalité concrète. Face à cette rigidité quasi cadavérique, le Nègre Éditeur s’affirme comme un espace libre de tout dogmatisme. Notre goût pour la singularité créative, l’authentique expression individuelle, s’avère notre seul programme. Comme le montre brillamment Simon Auclair dans sa nouvelle L’expérience du terrain (publiée dans Perpétuité de Gibraltar), l’évocation d’un jeu vidéo sur la Deuxième Guerre mondiale peut très bien déboucher sur la pensée d’Antonin Artaud. En littérature, les mélanges n’obéissent pas à la doxa du moment.

Quelle est cette « suite du processus » dont tu parles? Serait-elle plus initiatique et personnelle au sens du mot démarche, ou entends-tu par là quelque chose de plus professionnel, éditorial et politique?

Nous ne prodiguons pas vraiment de conseils littéraires aux auteurs que nous publions. Le Nègre Éditeur ne s’apparente pas à un périple initiatique pour l’écrivain. Si nous publions un texte, nous l’acceptons comme il est. Notre passion pour la création littéraire n’exclut pas un souci constant d’efficacité dans la distribution des livres. Il existe des différences importantes entre le marché du livre au Québec, en France et en Afrique. En s’assurant que la distribution de nos livres s’intègre bien aux spécificités culturelles de chaque pays, on augmente le lectorat des auteurs publiés par le Nègre Éditeur. Une part importante de notre blogue est consacrée à des textes des auteurs publiés par le Nègre Éditeur. Un écrivain peut ainsi partager avec ses lecteurs son évolution esthétique. Notre vision de la littérature ne se confine pas au livre imprimé.

En gros, si je résume, Le Nègre Éditeur est ouvert à toute écriture sincère et engagée dans sa démarche propre. Votre but étant de valoriser la pluralité des voix originales, vous pourriez publier des styles et des genres variés, allant de la poésie au roman de science-fiction, en passant par des pièces de théâtre. Est-ce que je me trompe?

À notre point de vue, les termes de «grande littérature» et de «paralittérature» sont dénués de signification. Cette perception ne découle pas d’une attitude condescendante, mais d’un constat sur la nature de la création littéraire : l’écriture déjoue constamment les tentatives de catégorisation. Les corbeaux intempestifs et les gorilles psychopathes d’Edgar Allan Poe ont fortement influencé Baudelaire, Mallarmé et Valéry. Les premiers livres que nous avons publié dévoilent une grande variété au niveau de l’inspiration et du style littéraire. Nous acceptons tous les genres littéraires, et nous allons poursuivre dans cette voie.

Avant de terminer cet entretien, j’aimerais que tu nous expliques un peu, concrètement, les étapes de publication que traverse un manuscrit chez vous, ainsi que le moyen de vous faire parvenir une œuvre, pour nos lecteurs qui seraient intéressés à collaborer avec vous.

Notre processus de publication d’un livre débute par la décision d’un membre du comité de lecture : l’acceptation d’un manuscrit ne découle pas d’un long processus bureaucratique, mais de la reconnaissance d’une écriture singulière. Un contrat est ensuite proposé à l’auteur. J’invite tous ceux qui sont intéressés par une éventuelle publication au Nègre Éditeur à visiter notre blogue : http://lenegreediteur.blogspot.com
Voici l’adresse, pour les auteurs québécois qui voudraient nous envoyer leur manuscrit : Le Nègre Éditeur
1275, rue du Sieur d’Argenteuil
Québec, Qc
G1W 3S3

Un mot de la fin, en terminant?

Dans l’aventure du Nègre Éditeur, l’écriture aura toujours le dernier mot.

Sacha Poitras, représentant québécois du Nègre Éditeur, je te remercie, et j’espère que votre entreprise aura beaucoup de succès. Et je termine en félicitant Simon Auclair, pour le prix qu’il s’est mérité cette année pour son livre Perpétuité de Gibraltar, publié au Nègre Éditeur, disponible dans plusieurs librairies de Québec, et bientôt de Montréal.